Du Mbalax au hip-hop : Le Yamaha DX7 dans la culture musicale sénégalaise.
Mael Peneau  1@  
1 : Centre Georg Simmel
CNRS : UMR8131, École des Hautes Études en Sciences Sociales [EHESS]

Une sonorité produite par un programme numérique développé pour le synthétiseur Yamaha DX7, proche de celle produite par un marimba[1], est omniprésente dans les musiques populaires sénégalaises d'aujourd'hui, qu'il s'agisse de hip-hop, de mbalax[2], ou d'hybrides afrobeat[3] électroniques. En s'appuyant sur les données recueillies lors d'un terrain de recherche ethnographique réalisé au printemps et à l'été 2019 dans une dizaine de home-studios à Dakar, ainsi que sur des entretiens avec des musiciens et des acteurs culturels sénégalais, l'objectif de cette communication sera d'examiner la circulation de cet objet musical entre différents territoires, scènes et cultures, ainsi que ses réappropriations successives par plusieurs générations de musiciens. À travers quelles modalités un programme numérique peut-il ainsi s'inscrire dans des processus successifs de « production de localité » de la culture sénégalaise (Appadurai, 2013)? Quand les technologies peuvent être considérées comme globales, les discours, les idéologies, les valeurs et les pratiques qui en découlent ne le sont pas nécessairement et doivent donc être questionnés et analysés en fonction de l'environnement local, qu'il soit social, historique, ou culturel.

Le Yamaha DX7 est présent dans la plupart des studios sénégalais, et ce depuis près de trois décennies. On le retrouve aux côtés de Youssou Ndour, lors de sa dernière tournée internationale, comme sur la scène d'un concert de Wally Seck[4] au grand théâtre national de Dakar. Brill, un jeune chanteur et beatmaker, star de la nouvelle scène jolofbeats[5], en possède lui aussi un exemplaire. Lors d'une visite de son studio, après avoir détaillé les spécificités de sa station audio-numérique, de son ordinateur, et de ses différents claviers et contrôleurs, Brill explique ainsi qu'il lui est indispensable de disposer d'un DX7 pour composer une musique « véritablement » sénégalaise. Lors d'une autre séance au studio du rappeur et beatmaker Iss 814, au centre G-Hip-Hop de Guediawaye[6], différents chanteurs et instrumentistes se succèdent au micro pour participer aux enregistrements qui seront plus tard intégrées à une publicité télévisée. L'un d'entre eux est « marimbiste », et sort d'une grande sacoche un Yamaha DX7 sur lequel il joue un son dont le timbre est à mi-chemin entre celui du balafon et du xylophone. Le DX7 n'est pourtant pas un synthétiseur très récent - il a été commercialisé en 1983 - ni très pratique. Il est lourd et volumineux, et sa programmation, basée sur la synthèse de type FM, n'est pas évidente à prendre en main (Wyart, 2016).

Utilisé dans de nombreuses musiques populaires à travers le monde, de la pop à la techno, du fait de son prix relativement abordable au moment de sa sortie et de ses possibilités, le Yamaha DX7 s'est donc aussi imposé, à travers l'utilisation d'un programme-mémoire numérique, comme l'un des emblèmes de la culture musicale sénégalaise, à l'image de la guitare flamenco en Andalousie, du ukulélé à Hawaï, ou du balafon pentatonique des Senoufo (Zanetti, 2002). Programmé et conçu par Jean-Philippe Rykiel, un claviériste français, ce preset[7] a été introduit au Sénégal en 1987, alors que Jean-Philippe Rykiel participe à l'enregistrement de Nelson Mandela, un album de Youssou Ndour. À cette occasion, il amène avec lui une cartouche mémoire pour le DX7 dans laquelle il sauvegarde des programmes destinés à reproduire les timbres et les caractéristiques d'instruments traditionnels d'Afrique de l'Ouest[8], conçus dans son studio parisien. Le contenu de la cartouche sera copié sur le DX7 présent dans le studio dans lequel l'album est enregistré, puis utilisé par Habib Faye[9] sur la plupart des albums de Youssou Ndour, et par son frère Moustapha sur ceux du groupe Lenzo Diamono. Progressivement, de nombreux DX7 sont introduits au Sénégal, le programme est dupliqué sur chacun d'entre eux (Rykiel, 2018), et cette sonorité, très appréciée, est adoptée par la plupart des groupes de mbalax. Les rappeurs et les beatmakers en font eux aussi un usage intensif, et se devaient de posséder un de ces claviers, jusqu'à ce que l'un d'entre eux en conçoive une version logicielle à partir d'échantillons du programme original.

Après être revenu sur l'histoire du marimba, depuis ses origines africaines (Gansemans, 1989), jusqu'à sa popularisation dans les Caraïbes occidentales, puis sur le Yamaha DX7 et les innovations technologiques qui ont permis son invention, il s'agira d'envisager ce que cet exemple peut nous apprendre sur les relations entre création, identité, globalisation et musique en régime numérique. Pour comprendre les interactions entre technologies numériques, musique et créateurs, il semble en effet indispensable que les pratiques musicales soient abordées « au prisme du matériel utilisé » (Bacot, 2017 : 14). Le travail de recherche à l'origine de cette réflexion s'inscrit donc à la croisée d'une sociologie des musiques populaires et d'une musicologie des processus créateurs dont les résultats sont issus d'une collecte de données sur le terrain et d'un travail ethnographique. Comme le défend Trevor Pinch, dans la continuité de la démarche de sociologues des techniques tels que Michel Callon ou Bruno Latour, il s'agit de prendre en compte l'analyse des machines dans l'appréhension des mouvements culturels, en considérant qu'elles sont « les messagers invisibles d'une culture » (Pinch, 2005 : 64).

 

Bibliographie

Appadurai, A. (2013). Condition de l'homme global. Paris: Payot.

Bacot, B. (2017). Geste et instrument dans la musique électronique: Organologie des pratiques de création contemporaines. CAMS-EHESS et STMS-CNRS/IRCAM/UPMC, Paris.

Callon, M. (1986). Éléments pour une sociologie de la traduction: La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc. L'Année Sociologique (1940/1948-), 36, 169–208.

Gansemans, J. (1989). Le marimbula, un lamellophone africain aux Antilles néerlandaises. Cahiers d'ethnomusicologie. Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles, (2), 125–132.

Latour, B. (2010). La science en action: Introduction à la sociologie des sciences (M. Biezunski, Trans.). Paris: Découverte / Poche.

Pinch, T. (2005). De Trumansburg à Detroit: Comment la machine Moog fabrique la culture. Mouvements, no 42(5), 61–69.

Rykiel, J.-P. (2018). Synthénégal | JeanPhilippeRykiel.com. Retrieved July 5, 2019, from https://jeanphilipperykiel.com/lafrique/synthenegal/

Wyart, A. (2016). Comment le synthé Yamaha DX7 a révolutionné la musique des 80's. Retrieved July 4, 2019, from Trax magazine website: http://fr.traxmag.com/article/39106-comment-lesynthe-yamaha-dx7-a-revolutionne-la-musique-des-80-s

Zanetti, V. (2002). Côte-d'Ivoire: Les maîtres du balafon. Quatre films de Hugo Zemp. Cahiers d'ethnomusicologie. Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles, (15), 232–235.

Notes de bas de page

[1] Xylophone africain à résonateurs qui s'est répandu dans certains pays de l'Amérique latine.

[2] Musique basée sur les percussions qui constituait encore récemment la musique la plus écoutée par les sénégalais. Il a été popularisé internationalement par Youssou Ndour dans les années 1980.

[3] Mélange de musique traditionnelle nigériane, de jazz, et de funk, popularisé par Fela Kuti dans les années 1970.

[4] Qualifié de jeune prince du mblalax, c'est l'un des artistes les plus populaires du Sénégal depuis la sortie de son premier album en 2007. Il est aussi le fils de Thione Seck, légende de la musique mbalax et membre notamment de l'orchestre Baobab dans les années 1970.

[5] Hybride de mbalax et de hip hop actuellement très populaire au Sénégal et dont les artistes phares sont Maabo, Bril, ou Akhlou Brick, voir (Ba, 2019).

[6] Banlieue Nord-Est de Dakar.

[7] Sons d'usine, programmés par des ingénieurs et/ou des musiciens et intégrés par défaut aux synthétiseurs, boîtes à rythmes et aux logiciels de musique.

[8] Kora, balafon, xalam, marimba et percussions

[9] Bassiste, claviériste, guitariste et arrangeur, il était principalement célèbre comme directeur musical du groupe de Youssou Ndour, le Super Étoile de Dakar


Online user: 23 RSS Feed