Décentrer l'énonciation numérique : De l'acception universelle aux pratiques africanisées du trolling et du grammar nazisme
Donald DjilÉ  1@  
1 : Université Alassane Ouattara

La grande conversion numérique décrite par Milad DOUEIHI (2008) montre que l'humanité est passée de l'homo sapiens à l'homo numericus. Les progrès fulgurants des Technologies de l'Information et de la Communication (TIC), en plus de modifier en profondeur les canaux de communication (MAINGUENEAU 2014 :175), ont fait passer la quasi-totalité des activités humaines des espaces physiques aux espaces numériques. En effet, « Le numérique, et le Web en particulier, est devenu notre principal espace d'action, ou du moins un des espaces privilégiés de nos actions. (...) Une partie importante de nos actions quotidiennes se fait dans l'espace numérique. Et la tendance de cet espace est d'occuper de plus en plus notre vie en englobant l'espace non numérique » (ROSATI, 2012 : 6). En d'autres termes, les lieux numériques constituent désormais des territoires physiques qui nécessitent que l'on ajoute aux compétences linguistique et communicationnelle, une compétence numérique qui impose à l'internaute d'adopter un comportement en ligne (online behavior) (WILSON et Al, 2012). De fait, les forums de discussion (newsgroups) du Web 1.0 et plus tard les réseaux sociaux numériques du Web 2.0 (SOUDOPLATOFF, 2012) ont permis l'émergence de nouvelles sociabilités interfacées (GEORGES, 2009 : 166) et ont fait naitre des figures énonciatives natives des environnements connectés, « nommé[e]s d'après leurs comportements langagiers en ligne et leurs discours [qui] s'organisent à partir des possibilités sociotechniques d'internet » (PAVEAU, 2017 :149). Au nombre de ces énonciateurs numériques, le Troll et le Grammar nazi représentent indéniablement des figures de proue.

Le Troll se reconnait par ses « commentaires désobligeants et outrageux » (CASILLI, 2010 :317). Le Grammar nazi, lui, se distingue par son purisme linguistique consistant à corriger tout lapsus calami ou clavis résultant du non-respect des règles de grammaire et des normes scripturales. A cause de la nature spécifique et parfois controversée de ces pratiques discursives, la plupart des internautes et la communauté scientifique perçoivent le Trolling et le Grammar nazisme comme des comportements langagiers associés à une connotation pour le moins péjorative (HARDAKER, 2010). Pourtant, ces comportements langagiers revêtent une acception différente sur les réseaux sociaux numériques en Afrique subsaharienne et notamment au sein des communautés sociolinguistiques virtuelles (LIENARD, 2012). En Côte d'Ivoire, par exemple, les internautes semblent plébisciter le Trolling et le Grammar nazisme à travers le « malparlage » et l'« attachement », concepts nés dans les groupes Facebook, consistant respectivement à tenir des propos véhéments ou à exposer les fautes grammaticales et orthographiques des socionautes en vue de susciter la moquerie.

De tels phénomènes linguistiques qui s'analysent et s'interprètent à partir de l'internet as corpus (PIEROZAK, 2014) imposent de considérer comme corpus le web 2.0 et particulièrement les réseaux sociaux numériques. A défaut d'en faire de facto notre lieu de corpus (ÉMERIT-BIBIE, 2016) – à cause de la fracture numérique -, nous y avons recueilli un corpus aux observables hybrides, faits de matérialités à la fois linguistiques et technologiques. En effet, « sur un RSN, la production discursive possède des caractéristiques fortes qui impliquent la nécessité d'une approche écologique, portant sur l'ensemble du dispositif de production verbale et non sur un seul de ses éléments, comme l'énoncé ou le locuteur » (PAVEAU, 2013 : 4-5). Un tel positionnement induit le choix d'une méthode de recueil de données susceptible d'embarquer toutes les matérialités langagières et technologiques, donc tous les systèmes sémiotiques et d'en permettre l'observation et l'analyse immergées. Dans cette perspective, la capture d'écran semble un recours approprié. Dite statique (DJILE, 2019) en opposition à la capture d'écran dynamique (DEVELOTTE et Alii, 2011), elle résulte d'une fonctionnalité disponible sur tous les artefacts technologiques munis d'un dispositif de navigation et de communication écranique. Elle consiste à réaliser une impression d'écran (touche impécr ou printscr sur ordinateur ou bouton d'alimentation + volume bas sur smartphone) et à présenter « une image, un rendu photographique fidèle d'un écosystème technolangagier en intégrant tous les observables affichés à l'écran » (DJILE, 2019 : 48). C'est donc un protocole efficient et efficace, permettant de générer un fichier image (avec l'extension .jpg, .png, etc.), utile tant pour la collecte des données que pour la présentation des « exemples sous forme de captures d'écran, ce qui est le minimum écologique nécessaire (...) » (PAVEAU, 2017 :16). Partant, notre corpus est constitué exclusivement de captures d'écran issues de comptes d'utilisateurs, de groupes (Observatoire Démocratique en Côte d'Ivoire – ODCI) et de pages Facebook (#Malparlage225) qui mettent en exergue des pratiques typiquement ivoirisées du Trolling et du Grammar nazisme. Ce sont des publications ou des republications de technodiscours, rapportés non pas via la pratique stabilisée du "Partage" mais par « la pratique du screenshot de texte [qui] correspond souvent à du technodiscours rapporté répétant, la photographie permettant de produire de l'identique, sur le plan du contenu tout du moins (les contextes sont évidemment modifiés) » (PAVEAU, 2017 : 294). La mise en discours des internautes ivoiriens se fait, pour ainsi dire, par iconisation du discours puis textualisation de l'image (PAVEAU, 2019 : en ligne), à travers des publications de statuts qui intègrent des captures d'écran. Dans cette entreprise, le technodiscours est rapporté - dans la plupart des cas - dans le respect de la dimension éthique du discours numérique liée à la protection de l'identité des utilisateurs cités. L'anonymat de l'énonciateur numérique cité est réalisé par le gribouillage, le floutage ou l'utilisation de formes en vue de cacher son identité. Ces procédés permettent à l'énonciateur numérique citant de focaliser l'attention de ses pairs sur les écrits contenus dans le technodiscours de l'énonciateur numérique cité. Il réussit ainsi à orienter les commentaires vers le contenu textuel, déchargeant par ricochet le Trolling et le Grammar nazisme de leur caractéristique première qui consiste à faire perdre la face à l'émetteur d'un discours premier par la production d'un discours second chargé d'actes menaçants. Aussi, puisqu'on ne partage que ce qu'on approuve ou désapprouve, le technodiscours rapporté sous-tend une prise en charge énonciative. Mais, dans le cas spécifique de cette recherche, la textualisation du technodiscours iconisé et rapporté fait fi des marques typographiques du discours rapporté (les deux points, les guillemets, etc.) et des formules introductives d'un discours cité. Elles s'effacent au bénéfice d'une prise en charge implicite marquée par les traces de l'énonciateur numérique citant (avatar, nom de profil, lieu, activité, etc.) et une prise en charge explicite qui se traduit par la production d'un discours citant ; les marqueurs de la subjectivité faisant office d'indices de prise en charge du technodiscours cité. A juste titre, l'analyse des marqueurs linguistiques montre que le technodiscours citant est utilisé comme stratégie discursive d'adoucissement des actes menaçants pour la face (FTAs) contenus dans le discours du Troll et dans l'exposition des incorrections faite par le Grammar nazi. Le technodiscours citant détermine donc les visées illocutoire et perlocutoire du partage d'un technodiscours iconisé de Troll ou d'énormités linguistiques. Il indique comment les récepteurs devront percevoir ou interpréter le technodiscours cité et quels types de réaction devront contenir les commentaires produits vis-à-vis dudit technodiscours. De même, le système iconique revêt une dimension pragmatique d'ironisation. Les smileys, les émoticônes, les stickers et les animations Gif traduisant le rire, quand ils apparaissent dans le technodiscours citant ou en commentaires, contribuent à orienter l'interprétation du « malparlage » et la publication des fautes de grammaire et d'orthographe non point comme invective ou acte d'humiliation d'un internaute tiers mais plutôt en tant qu'activités discursives visant à susciter le rire.

Ainsi, contrairement à la culture web (occidentalo-centrée) qui associe au Troll et au Grammar nazi des productions discursives teintées d'actes menaçants pour la face d'autrui (FTAs) (KERBRAT-ORECCHIONI, 2008), cette tendance ivoirienne à dérisionner dépouille ces comportements langagiers en ligne de leur caractère dégradant pour leur associer une connotation ironique. En d'autres termes, le « malparlage » et l'« attachement » invitent à reconsidérer l'acception universellement dépréciative du Trolling et du Grammar nazisme pour en faire des pratiques technodiscursives situées. C'est pourquoi, cette communication veut décentrer l'énonciation numérique, en mettant en avant ses spécificités dans les lieux numériques de l'Afrique subsaharienne. De façon plus objective, elle propose, à la suite de Marie-Anne PAVEAU, une analyse proprement (techno)linguistique de ces figures locutoires web natives et de leurs comportements langagiers. Elle part des processus de mise en discours et des modes de prise en charge énonciative pour expliciter les techniques de focalisation utilisées dans la production de technodiscours rapportés relatifs à la pratique numériquée du Trolling et du Grammar nazisme. Après quoi, une analyse pragmatique de la sémiose qui constitue les discours du Troll et du Grammar nazi permet de mettre en évidence leurs dimensions illocutoire et perlocutoire, en les analysant comme des actes de langage stricto sensu.

Bibliographie

CASILLI Antonio, 2010, Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Editions du Seuil

DEVELOTTE Christine, KERN Richard et LAMY Marie-Noelle (dirs), 2011, Décrire la conversation en ligne. Le face à face distanciel, Lyon, ENS Éditions

DJILE Donald, 2019, « Vers une analyse conversationnelle des réseaux sociaux numériques », Revue du CRELIS, N°8, PP 41-50

DOUEIHI Milad, 2008, La grande conversion numérique, Paris, Editions du Seuil

ÉMERIT-BIBIE Laetitia, 2016, « La notion de lieu de corpus : un nouvel outil pour l'étude des terrains numériques en linguistique », Corela, Volume 14, N°1, [En ligne]

GEORGES Fanny, 2009, « Représentation de soi et identité numérique. Une approche sémiotique et quantitative de l'emprise culturelle du web 2.0 », Réseaux, n° 154, p.165-193

GROSSMANN Francis, 2018, « Discours rapporté vs discours partagé : convergences, différences, problèmes de frontières », actes du colloque Ci-dit : « Le discours rapporté à l'ère numérique : du discours cité au discours partagé », 22 pages.

HARDAKER Claire, 2010, « Trolling in asynchronous computer­ mediated communication: From user discussions to academic definitions », Journal of Politeness Research, p. 215­242

KERBRAT-ORECCHIONI Catherine, 2008, Les actes de langage dans le discours, Paris, Armand Colin

LIENARD Fabien, 2012, « TIC, Communication électronique écrite, communautés virtuelles
et école », Ela. Études de linguistique appliquée, n°166, p. 143-155

MAINGUENEAU Dominique, 2014, Discours et analyse du discours, Paris, Armand Colin

PAVEAU Marie-Anne, "La photographie déictique en ligne [4/7]. Des textes, des textes et des textes", in Technologies discursives, 23/08/2019, https://technodiscours.hypotheses.org/720

PAVEAU Marie-Anne, 2013, « Technodiscursivités natives sur Twitter. Une écologie du discours numérique », dans Liénard, F. (2013, coord.) Culture, identity and digital writing, Epistémè 9, Revue internationale de sciences humaines et sociales appliquées, Séoul : Université Korea, Center for Applied Cultural Studies, p. 139-176

PAVEAU Marie-Anne, 2017, L'analyse du discours numérique. Dictionnaire des formes et des pratiques, Paris, Hermann

PIEROZAK Isabelle, 2014, « Corpus numérique et sens : enjeux épistémologiques et politiques », in DEBONO M. (Dir), Corpus numériques, langues et sens, Berne, Peter Lang, p. 95-118

ROSATI Vitali, 2012, « Une éthique appliquée ? Considérations pour une éthique du numérique », Éthique publique, Volume 14, N°2, [En ligne]

SOUDOPLATOFF Serge, 2012, Le monde avec internet, France, FYP Editions

WILSON Robert E., GOSLING Samuel D. and GRAHAM Lindsay T., 2012, « A Review of Facebook Research in the Social Sciences », Perspectives on Psychological Science, p. 203-220


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