Un "Imam connecté": Auto-entreprenariat religieux, Facebook et production de l'agenda médiatique au Sénégal
François Malick Diouf  1@  , Jean-François Havard  2@  , Carsten Wilhelm  3@  
1 : Université Cheikh Anta Diop [Dakar, Sénégal]
2 : Sociétés, Acteurs, Gouvernement en Europe
université de Strasbourg, Centre National de la Recherche Scientifique : UMR7363
3 : Centre de Recherches sur les Économies, les Sociétés, les Arts et les Techniques  (CRESAT)  -  Website
Université de Haute Alsace - Mulhouse : EA3436
Université de Haute-Alsace ; Campus Fonderie, 16 rue de la Fonderie, F-68093 MULHOUSE CEDEX -  France

En Afrique subsaharienne, les mouvements et entrepreneurs religieux chrétiens et musulmans ont très tôt perçu les nouvelles opportunités offertes par internet et les réseaux sociaux pour se positionner sur un marché du religieux hyperconcurrentiel (MADORE : 2016). Les modalités d'appropriation et de déploiement des outils internet varient cependant de façon considérable selon les catégories d'acteurs et les configurations nationales. Dans le cas du Sénégal, la forte pénétration du téléphone portable au détriment d'un accès Internet fixe positionne Facebook comme réseau social dominant. Or, outre qu'ils relèvent d'un phénomène global et qu'ils participent d'une médiatisation transculturelle grandissante (COULDRY et HEPP : 2013), les réseaux sociaux possèdent un potentiel d'innovation qui, en tant que nouvelle technologie de communication , sont toujours tributaires de la société dans laquelle ils se développent.

En l'occurrence, si près de 95 % de la population sénégalaise est de confession musulmane, l'Islam pratiqué y est essentiellement de type « confrérique » du fait de l'identification majoritaire à l'un des quatre ordres soufis Tidjane, Mouride, Qadr ou Layène. Une conséquence de cette configuration est que l'investissement religieux des réseaux sociaux y est essentiellement le fait, soit d'entrepreneurs collectifs agissant comme porte-parole désignés ou auto-proclamés de leur obédience, soit des disciples eux-mêmes de l'une ou l'autre confrérie.

Parallèlement, la société civile religieuse au Sénégal compte un certain nombre de personnalités hors, para- ou trans-confrériques, qu'il s'agisse d'imams, d'oustaz ou de prédicateurs divers, déjà plus ou moins présents dans les médias traditionnels (radio, télévision...). Parmi eux, l'Imam Ahmadou Makhtar Kanté, parfois qualifié d' « Imam réformateur », présente un profil original. En tant que figure religieuse, il fut un des leaders de l'Association des Étudiants Musulmans de l'Université de Dakar, réputée pour son rigorisme et son anti-confrérisme inspiré des Frères musulmans, et exercé comme Imam des mosquées de l'Université Cheikh Anta Diop et du Point E à Dakar. En tant qu'expert et intellectuel, il se prévaut de plusieurs diplômes universitaires qui lui ont permis de travailler pour diverses ONG et organisations internationales, ainsi que de participer à des contrats de recherche et rapports d'expertise. Se définissant également comme écrivain, il a publié plusieurs ouvrages religieux, à vocation scientifique ou à l'interstice de ces deux champs.

L'Imam Kanté s'est surtout fait une forte réputation par ses sermons, en rupture avec la tradition piétiste de la plupart des imams sénégalais (PIGA, 2006 : 291), abordant avec fermeté les sujets d'actualité les plus brulants, qu'ils soient politiques, économiques ou sociaux, nationaux ou internationaux, sans jamais craindre d'alimenter les polémiques. Ce n'est pourtant qu'en avril 2018 qu'il investit les réseaux sociaux, d'abord prudemment, en ouvrant son compte Facebook personnel, puis le 24 novembre 2018 sa chaîne YouTube et le 17 janvier 2019 le compte Facebook associé à sa nouvelle page Web https://www.tibiane.com

L'intérêt heuristique de cette communication est alors d'analyser comment une figure d'autorité religieuse telle que l'Imam Kanté au Sénégal, à la lumière de son parcours, s'est investie sur un réseau social grand public tel que Facebook et quels en sont ses usages. Depuis l'ouverture de ses deux comptes, il intervient régulièrement par des posts courts, à la manière de tweets, sur des questions tantôt strictement religieuses, tantôt liées à l'actualité et volontiers polémiques (affaires de corruption, homosexualité, franc-maçonnerie, Israël...). Chacun de ses posts se prolonge par de nombreux commentaires d' « amis » dont on lit généralement le souci d'apparaître comme de bons croyants, cédant souvent à une forme de surenchère. Cependant, selon les sujets abordés, ses interventions sont régulièrement reprises dans les médias nationaux, connaissant alors une seconde vie dans l'espace public. Ainsi, en tant qu' « auto-entrepreneur d'influence », s'il n'est ni journaliste ni simple profane, la façon dont il entretient sa visibilité médiatique par les réseaux sociaux suggère de questionner sa qualité d' « usager professionnel » (DOMENGET : 2015). Par ses messages, interactions et ajustements continus, son investissement de Facebook nous invite également à discuter des modalités de production de l'agenda médiatique dans un pays tel que le Sénégal, ainsi que les appropriations ambivalentes de ce type de réseau social.

En filigrane, il s'agira ici de traiter empiriquement de la matérialité des communications sur les médias sociaux numériques (STENGER et COUTANT : 2011), de la relation d'interdépendance entre le contexte social et l'espace public, de leur potentiel de viralité au service de discours “disruptifs”, populaires ou populistes, de leur caractère démocratique (CARDON : 2010), ainsi que la nature médiatique propre des réseaux sociaux tels que Facebook dans le paysage sénégalais.

 

Bibliographie 

BOYD D., ELLISON N., “Social Network Sites : Definition, History, and Scholarship », Journal of Computer-Mediated Communication”, vol. 13, no 1, 2007, pp. 210-230.

CARDON D., La démocratie Internet. Promesses et limites, Paris, Le Seuil, 2010

COULDRY N., HEPP A., “Conceptualizing Mediatization: Contexts, Traditions, Arguments”, Communication Theory, vol. 23, 2013/2, pp. 191-202.

DOMENGET J.-C., « Usages professionnels et figures d'usager des médias socionumériques », Revue française des sciences de l'information et de la communication [En ligne], 6 | 2015. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/1325.

MADORE F., « L'Islam ivoirien et burkinabé à l'ère du numérique 2.0 », Journal des anthropologues, n°146-147, 2016/2-3, pp. 151-178.

MILLERAND F., PROULX S., RUEFF J., Web social, Mutation de la communication, Québec, PUQ, 2010.

PIGA A., « Trajectoires et tendances des associations islamistes au Sénégal contemporain », in Les voies du soufisme au Sud du Sahara. Parcours historiques et anthropologiques, Paris, Karthala, 2006, pp. 279-311.

SAKHO JIMBIRA M., CISSE H. B., « L'usage d'internet dans les classes populaires sénégalaises. Le cas de marabouts, marchands ambulants et femmes de ménage », Réseaux, n°208-209, 2018/2, pp. 173-193.

STENGER T., COUTANT A. (dir.), « Ces réseaux numériques dits sociaux », Hermès, n° 59, 2011.

THOMPSON J. B., « Transformation de la visibilité », Réseaux, n°100, 2000, pp. 187‑213.

WILLIAMS R., Television: Technology and Cultural Form, New York, Schocken Books, 1975.


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