Dans les années 1990, l'Afrique de l'Ouest francophone a connu une vague d'ouverture au multipartisme politique et de libéralisation de l'espace médiatique favorisant l'émergence d'espaces publics. Dans les années 2000, l'essor d'internet puis des réseaux socionumeriques (RSN) s'est inscrite dans le prolongement de ces mutations. Selon Jean-Jacques Bogui et Christian Agbobli « l'émergence des médias sociaux numériques a entraîné́ une reconfiguration de l'espace médiatique qui a pour corollaire des mutations dans la circulation de l'information. Cette réalité́ est particulièrement perceptible pendant les périodes de conflits ou de crises » (Bogui et Agbolbi, 2017, p.27). Les mouvements sociaux qu'ont vécu certains pays d'Afrique de l'Ouest et du Nord pendant les années 2000 et 2010 ont souvent été accompagné d'un usage des RSN pour occuper l'espace public. Toutefois, le concept même d'espace public doit être interrogé dans le contexte africain afin de mieux appréhender comment il peut être mobilisé pour comprendre de tels phénomènes sociopolitiques.
En effet, le concept d'espace public a été forgé dans un contexte bien particulier, sur le plan conceptuel mais aussi épistémologique. Il s'inscrit initialement dans une tradition intellectuelle bien spécifique à l'Allemagne (Kleinstüber, 2001). Face à ce constat, notre communication pose la question de la possibilité de son usage dans un contexte culturel et une tradition intellectuelle aussi différente que celle à l'œuvre en Afrique de l'ouest. En ce sens, elle relève de l'axe 5 du colloque : « Enjeux épistémologiques et éthiques de l'enquête sur l'interculturalité ».
Depuis les révoltes d'Afrique du Nord de 2010, suivi de bouleversements politiques dans des pays d'Afrique Subsaharienne, il est de plus en plus fait cas de l'élargissement de l'espace public avec des prises de paroles de multiples acteurs dits de la société civile, grâce à la mobilisation des RSN. Dans le cas tunisien, plusieurs travaux ont permis de dépasser l'idée reçue selon laquelle la mobilisation des RSN a été l'élément déterminant de la chute du régime, pour réinscrire l'usage d'internet au sein d'un ensemble diversifié de médias et de mouvements sociaux (Lecomte, 2011 ; Zouari, 2013). Ainsi, la communication proposée s'inscrit aussi dans l'axe 1 du colloque : « Rapports aux discours d'autorité », dans la mesure où elle entend proposer un regard sur les pratiques de communication via le web de trois catégories d'acteurs : les femmes et hommes politiques ; les journalistes ; les citoyennes et citoyens engagés pour des causes politiques ou sociales.
Notre étude porte sur trois pays en particulier, qui ont connu des bouleversements politiques importants dans les vingt dernières années : le Sénégal, la Côte d'Ivoire et le Burkina-Faso. Ces pays ont été choisis pour le caractère mouvementé de leur histoire politique récente : ce sont des pays qui connaissent des transformations politiques profondes, encore en cours, mais désormais bien documentées.
La présente communication est donc de nature théorique, dans une approche épistémologique, et s'appuie sur des recherches déjà menées sur l'objet d'étude. Notre hypothèse principale est que, si on ne le limite à sa dimension normative, le concept d'espace public peut à la fois être pertinent pour appréhender les processus de communication en ligne qui accompagnement les mouvements sociaux ou bouleversements politiques dans ces trois pays choisis, et être enrichi par son application à de tels contextes sociopolitiques et culturels. Pour la vérifier, nous nous appuierons sur une revue de la littérature scientifique qui traite de l'espace public, de la mobilisation d'internet et des RSN dans ces pays et en Afrique de l'Ouest, notamment en période de crises sociopolitiques.
La discussion quant à l'application du concept d'espace public au contexte africain a fait l'objet de plusieurs travaux qui la resituent dans son cadre politique et historique (Hilgers, 2013 ; Gazibo, 2007). Ces travaux soulignent que, dans la plupart des cas, la vague de démocratisation des années 1990 n'a abouti qu'à la mise en place de régimes semi-autoritaires : des démocraties de façade avec des espaces publics officiels, contrôlés par les autorités. Ces espaces publics visent principalement à répondre aux attentes des bailleurs de fonds, qui conditionnent leur soutien au pluralisme politique et à l'existence d'une liberté d'expression. Dans les interstices de ces espaces publics officiels se glissent toutefois des « espaces publics liminaires » (Hilgers, 2013) : des espaces d'expression et confrontations d'opinions sur la chose publique qui prennent des formes hétérogènes, assez éloignée du canon normatif habermassien. Deux formes ont particulièrement été travaillées : des débats locaux (Laurent, 2000) et la sphère religieuse observée au sein des espaces publics ouest africains (Holder & Saint-Lary, 2013).
Dans ce contexte, les études sur le(s) cas africain(s) revisitent les apports et limites du concept d'espace public. Ainsi, certains auteurs considèrent que la tradition de « chefferie et [...] l'absence de tradition de « bien public » [...] font obstacle à l'édification d'un « espace public » » (Olivier de Sardan, 1999). À l'inverse, d'autres proposent de revisiter ces traditions et les spécificités culturelles africaines pour voir comment elles permettent d'interroger le concept de l'espace public. Ces travaux mettent alors en lumière des dimensions particulières de l'espace public, notamment la prise en compte du corps physique des individus participants à l'espace public (Bidima, 2000 ; Diaw, 2004). D'autres invitent à revisiter la question de l'articulation public-privé ou la définition de la société civile (Diouf, 2002 ; Roy, 2005) dans des contextes où ces notions ne bénéficient pas de la même construction historique qu'en Europe.
Références bibliographiques
Bidima, J.-G. (2000). Le corps, la cour et l'espace public. Politique africaine, N° 77(1), 90‑106.
Bogui, J.J et Agbobli, C. (2017). L'information en périodes de conflits ou de crises : Des médias de masse aux médias sociaux numériques. Communication, technologie et développement, n°4.
Diaw, A. (2004). Nouveaux contours de l'espace public en Afrique. Diogene, n° 206(2), 37‑46.
Diouf, M. (2002). Les poissons ne peuvent pas voter un budget pour l'achat des hameçons. Espace public, corruption et constitution de l'Afrique comme objet scientifique. Bulletin de l'APAD, (23‑24).
Gazibo, M. (2007). Mobilisations citoyennes et émergence d'un espace public au Niger depuis 1990. Sociologie et sociétés, 39(2), 19‑37.
Hilgers, M. (2013). Espaces publics liminaires en contexte semi-autoritaire. Cahiers Sens public, n° 15-16(1), 147‑163.
Holder, G., & Saint-Lary, M. (2013). Enjeux démocratiques et (re)conquête du politique en Afrique. Cahiers Sens public, n° 15-16(1), 187‑205.
Kleinstüber, H. J. (2001). Habermas and the Public Sphere: From a German to a European Perspective. Javnost - The Public, 8(1), 95‑108.
Laurent, P.-J. (2000). Le « big man » local ou la « gestion coup d'État » de l'espace public. Politique africaine, N° 80(4), 169‑181.
Lecomte, R. (2011). Révolution tunisienne et Internet : Le rôle des médias sociaux. L'Année du Maghreb, (VII), 389‑418.
Olivier de Sardan, J.-P. (1999). L'espace public introuvable. Chefs et projets dans les villages nigériens. Revue Tiers Monde, 40(157), 139‑167.
Roy, A. (2005). La société civile dans le débat politique au Mali. Cahiers d'études africaines, 45(178), 573‑584.
Zouari, K. (2013). Le rôle et l'impact des TIC dans la révolution tunisienne. Hermès, 2(66), 239‑245.