Comme la grande majorité des radios communautaires d'Afrique de l'Ouest, la station Manoore Fm de Dakar est liée de près au milieu du développement, notamment à ce que sa direction nomme les « partenaires loi 19 » (Jimenez, 2019, p27). Ces derniers, internationaux pour la plupart, sont autant de sources de subventions et de distribution de matériel technique pour les radios communautaires de la région (Deflander, 2015). Ainsi, depuis ses débuts, la radio Manoore Fm détient des liens privilégiés avec des organismes tels que l'AMARC (association mondiale des radios communautaires), ONU femmes ou l'organisme OXFAM, qui a par ailleurs participé activement au lancement de la station (Diagne, 2005, p141). Pourtant, une recherche axée sur les artisans de la radio et leurs formes de participation à « leur » station a permis de mettre de l'avant plusieurs adéquations entre : les visions et actions de ces organismes « partenaires d'appui » omniprésents (Dorelli, 2010), et les besoins réels, criant, de Manoore Fm et de ses membres dans leur quotidien. Cette communication propose de reprendre certains éléments clés d'une recherche doctorale menée au sein de la radio Manoore Fm ayant mis en exergue les limites d'un modèle de collaboration entre la radio et les partenaires internationaux passant régulièrement à côté de sa cible. Centrée sur l'étude des membres de la radio, autant producteurs qu'auditeurs, cette recherche a eu pour but de sortir de l « instrumentalisation développementaliste » (Jimenez, 2016) présente dans la plupart des études sur ce type de média, dans le but de mettre de l'avant les stratégies et représentations des acteurs sur place. Notre questionnement initial a été le suivant : que sait-on des membres de ces communautés radiophoniques particulières ? De quelle façon participent-ils à « leur » radio ? De manière secondaire, les transformations numériques de la radio communautaire jouent-elles un rôle dans l'évolution de l'identité du média, selon eux ? Finalement, malgré un contexte financier très précaire, une situation permanente de « survie » (Boulch, 2008 ; Damome, 2012 ; Myers, 2011) plusieurs de ces radios, dont celle étudiée, réussissent à rester sur pied. Comment les membres, bénévoles pour la plupart, les maintiennent-elles en vie ? Pour mettre en place notre analyse et sortir de l'orientation développementaliste susmentionnée, nous avons fait le choix d'une approche multidisciplinaire et nous avons mobilisé des études telles que le courant des Community media Studies états-unien (Howley, 2002, 2005, 2009, 2013 ; Rennie, 2009). Ces recherches nous ont permis, entre autres, d'identifier des « membres articulateurs » au sein de la station, qui créent un lien entre le milieu communautaire et les instances de développement et leur jargon (Dorelli, 2010). Le modèle théorique de Howley nous a aussi permis de tenir compte de l'aspect innovant de la radio communautaire : d'après nos résultats, pour plusieurs artisans de Manoore Fm, l'innovation provient d'abord des interactions avec les auditeurs, et non de l'usage de technologies numériques. En faisant appel aux études en sciences politiques européennes et nord-américaines (Ben Kaaba, 2011 ; Gaxie, 2005 ; Pette et Eloire, 2016), nous avons pu montrer combien la participation organisationnelle de Manoore Fm, en tant que « famille associative », loin des modèles enseignés au sein des organismes de développement occidentaux intervenant sur place détient une structure s'approchant de l'« arbre à palabres » qui lui est propre – et qui fonctionne. Concernant les évolutions technologiques du média, outre les études de spécialistes concernant les médias d'Afrique, nous avons mobilisé des recherches portant sur les médias en ligne, leurs communautés, et la participation médiatique en général (Bird, 2011 ; Bruns, 2006 ; Carpentier, 2009). Nous avons ainsi pu montrer, à ce niveau peut être encore davantage que dans les précédents, combien le décalage est grand au niveau technologique entre les plans d'action de certains partenaires et leur vision « techniciste » de la survie de la radio et les besoins, souvent très basiques, de la station Manoore Fm, et particulièrement dans la situation de panne dans laquelle nous l'avons étudiée. Ici, la notion de « social sustainability » (Da Costa, 2012), mettant l'emphase sur les facteurs de survie sociaux de la radio a pris tout son sens, en se déclinant notamment en reconnaissance sociale du côté des artisans mais aussi des auditeurs et auditrices de la station.
Découlant directement du cadre théorique susmentionné, notre approche méthodologique a consisté en une étude de cas menée au sein de la station Manoore Fm qui nous a donné accès, de manière compréhensive, aux principaux producteurs de la radio – animateurs, membres de la direction, techniciens, pour la plupart produsers (Bruns, 2006) au sein de leur station, c'est-à-dire à la fois producteur (prod) et usagers (users). Nous avons également pu rencontrer certains de ses auditeurs, et mis en relief l'importance de ces derniers dans la vie et la survie de la station. Par les biais d'entrevues semi-directives et d'une « participation observante » (Werner, 1993) nous avons mis de l'avant le vécu des membres de Manoore, les formes de leur participation à « leur » radio communautaire (Jimenez, 2018). Cette approche de proximité nous a ainsi donné accès aux relations entretenues par les membres de la radio entre eux, avec leurs auditeurs, mais aussi, et c'est ce qui nous intéresse plus spécifiquement dans le cadre de cette présentation, avec les organismes de développement impliqués dans sa survie.
Dans une première partie, nous allons présenter Manoore Fm, sa situation de radio communautaire à la fois locale et mondialisée, ainsi que les formes de sa fracture numérique et de ses innovations. Nous montrerons alors le visage d'un premier décalage entre les plans (utopies?) de développement de certains partenaires internationaux de la station et ceux de ses membres, animateurs, auditeurs et au sein de la direction. Nous aborderons ensuite les formes concrètes d'un second décalage entre les besoins de la station et les initiatives de plusieurs organismes de développement internationaux lors d'une situation bien particulière, celle d'une panne ayant mené à l'arrêt complet de la station. Il s'agira ici de présenter les échanges passés entre les membres de Manoore Fm et ces organismes et le modèle « qui tourne en rond » qui en a découlé (Jimenez, 2017). Finalement, nous présenterons les stratégies mises en place localement pour pallier à ces décalages, notamment en termes de réseaux personnels des membres et d'articulation entre le local et le global.
Bibliographie
Boulch' Stéphane (2008) Plaidoyer pour l'appui des radios locales de service aux communautés en Afrique de l'Ouest, guide à l'intention des ONG et des bailleurs de fonds, Bruxelles, COTA, IPAO.
Bruns Axel (2006) Towards Produsage : Futures for User-Led Content Production. In Sudweeks, Fay and Hrachovec, Herbert and Ess, Charles, Eds. Proceedings Cultural Attitudes towards Communication and Technology : 275-284.
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Damome Étienne (2012), Le Tiers-Secteur de la radiodiffusion d'Afrique subsaharienne. Service public, médiation culturelle, défis, in Balima T. et Mathien M., Les médias de l'expression de la diversité culturelle en Afrique, Chapitre 10, Bruxelles Éditions Brulyant : 145-159.
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Diagne, Y. (2005). Radios communautaires : outils de développement au Sénégal. Mémoire de DEA, Université Paris 13.
Dorelli Jeanne (2010), Radios communautaires de Dakar : communication pour le développement et extraversion, Mémoire de maîtrise, Département de communication Université de Concordia.
Gaxie Daniel (2005), « Rétributions du militantisme et paradoxes de l'action collective », Swiss Political Science Review 11 (1): 157-188
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Jimenez Aude (2017), « Prestige techniciste, rêve des organismes de coopération et réalité : le cas de la radio communautaire dakaroise "numérique" Manoore FM », Cahiers du Geracii, vol.2 n.1 (en ligne) https://geracii.uqam.ca/cahiers-du-geracii/volume-2-no1/jimenez/ .
Jimenez Aude (2016) « Étudier la radio communautaire d'Afrique de l'Ouest à l'ère du numérique : instrumentalisation développementaliste, carences théoriques et apport des Community media studies », Radiomorphose Vol1, n.1 (en ligne) http://www.radiomorphoses.fr/index.php/numerisationdelaradio/ .
Mucchielli Alex (2004), Dictionnaire des méthodes qualitatives en sciences humaines, Paris, Armand Colin.
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Werner Jean François (1993), Marges, sexe et drogues à Dakar. Enquête ethnographique. Paris, Khartala.