De la réception des contenus radiophoniques en langues locales au Bénin : Entre politisation et identité des « citoyens ordinaires »
Anoko Anice Lawson Dekplokou  1, 2@  
1 : Science politique Option Etudes Africaines
Université Paris I - Panthéon-Sorbonne
2 : NIEAAS/IFCS/Université Fédérale de Rio de Janeiro

Problématique

Cette recherche étudie la réception des émissions radiophoniques en Fon et Goun, les deux langues les plus parlées au sud du Bénin ([1]), dans les revues de presse et les cas pratiques, par les « citoyens ordinaires » ([2]) de Cotonou et de Porto-Novo. Ces émissions en langues autochtones pendant les Législatives d'avril 2019 montrent une diversité de thèmes en sciences sociales ([3]). Cette recherche sur l'information populaire dans une société de cultures locales et de langues diversifiées, où le français est la langue de l'élite, ambitionne de donner des éléments de réponse aux propositions de l'axe 4 du Colloque International CMCL'19.

A travers deux groupes d'auditeurs béninois d'émissions en langues locales, j'ai voulu étudier l'impact social de l'usage de ces langues sur les classes populaires, et leur possible extension au plan national.

J'ai passé deux mois, le printemps dernier, lors des élections législatives d'avril 2019 du Bénin, à me partager entre l'ex-Champ de Foire de Cotonou auprès des groupes de Taxis-Motos, « les Zémidjans », à écouter avec eux le matin les deux principales revues de Presse en langue Fon-Gbè, que je parle, et l'après-midi à écouter avec les commerçantes du marché Ouando à Porto-Novo, les émissions pratiques, en leurs diverses langues maternelles, dont plusieurs me sont suffisamment familières.

Cette recherche a orienté mes réflexions sur les processus de réception de l'information au sein des classes populaires ([4]) : l'écoute, l'attention, le choix des sujets, les interprétations chez les auditeurs et leur rapport en tant que citoyens de base à la sphère publique, ou que femmes à la société. Ces émissions et leurs auditeurs constituent un laboratoire privilégié pour saisir les débats populaires sur la justice sociale, la morale, l'éthique, la légitimation de la parole des « analphabètes ».

 La présente recherche vise deux objectifs :

1- Analyser la place des langues autochtones dans les médias béninois et leur impact dans la conscience politique et sociale des gens du peuple.

2- Comprendre les articulations entre langue officielle et langues autochtones, renforçant ou non l'identification des individus à leur origine individuelle et à la nation. 

Méthodologie

Cette enquête de terrain, fondée sur un corpus documentaire ethnographique diversifié, repose sur une trentaine d'entretiens individuels et collectifs, via lesquels j'ai recueilli les propos de journalistes, d'auditeurs, de personnes des classes populaires, de sexe masculin autant que féminin : jeunes, étudiants, retraités, travailleurs du secteur informel, fonctionnaires, conducteurs de Motos-Taxi (Zémidjans), âgés entre 18 ans et 70 ans, tous fidèles aux émissions radiophoniques en langues locales aussi bien à Cotonou qu'à Porto-Novo.

Premiers résultats

On ne peut imaginer deux publics plus dissemblables. Des hommes, d'un côté, écoutant collectivement, en place publique, au haut-parleur, des revues de presse à caractère politique, en débattant entre eux, et divisés en deux groupes séparés par un boulevard, l'un de l'Opposition, l'autre de la Mouvance présidentielle. Des femmes de l'autre, écoutant chacune en privée dans sa boutique leur émission favorite sur des cas pratiques aux antipodes de la politique.

Par-delà leur différence, ces deux groupes populaires, au sein desquels peu maîtrisent le français, et où les « analphabètes » sont nombreux, se sont appropriés, culturellement et de manière décomplexée, ces émissions quotidiennes en langue locale, y trouvent, outre l'information politique ou pratique recherchée, matière à identité et à fierté linguistique autant collectives qu'individuelles.

Là, vecteurs de politisation et d'appartenance citoyenne à la sphère politique ; ici, fabriques de connaissances et de lien social ou communautaire : ces émissions nationales, de proximité ou carrément ethniques et toutes en langues locales, irriguent aujourd'hui le Bénin du nord au sud. Elles sont, pour la grande majorité de la population béninoise, la source majeure d'information, un forum d'éducation aux savoirs pratiques de base, et un facteur d'unité nationale par-delà la diversité culturelle du Bénin ([5]).

Peut-on aller au-delà, et imaginer que ces langues autochtones qui font le quotidien de l'immense majorité de la population, à tout le moins les principales (cinq ont un tronc commun, le Gbè), donnent un jour naissance à une langue nationale, aux côtés du français et à égalité avec lui, dans l'Education, la Santé, l'Administration, les affaires ? La pleine indépendance du Bénin et son développement pour toutes les classes sociales du pays est, pour beaucoup d'observateurs, à ce prix.

La question en particulier, à la suite des travaux du professeur linguiste Roger Gbégnonvi, mérite aujourd'hui d'être de nouveau posée.

[1] ) Henri Assogba, « Médias africaines et nouvelles formes discursives », dans les Médias au Maghreb et en Afrique subsaharienne, 63-76.

[2] ) « Citoyens ordinaire » est une expression empruntée à Richard Banégas dans son ouvrage La démocratie à pas de caméléon. Transition et imaginaires politiques au Bénin, Editions Karthala, « Recherches internationales », 2003, 496 pages.

[3]) Ngugi Wa Thiong'o, 2011, Achille Mbembe, 2013, Richard Banegas, 2003, Clémentine Berjaud, 2003, Harri Englund, 2018, Stuart Hall, 2017, Jacques Lagroye, 2003, Théophile Balima, 2005, Marie-Soleil Frère, 2000, Jean-François Bayart, 1989.

[4]) Berjaud Clémentine, « Cinq sur Cinq, mi Comandante ! ” Contribution à l'étude des réceptions des discours politiques télévisés », 2014.

 

[5]) Lagroye Jacques, « Le processus de politisation dans Jacques Lagroye », in La politisation revue socio-historiques, Editions Berlin, 2003, Chap 15, de 359 à 372 pages.

 Références bibliographiques

 BALIMA Serge, « Médias et langues nationales au Burkina Faso, Recherches en communication », n◦ 24 (2005).

BANEGAS Richard, « La démocratie à pas de caméléon. Transition et imaginaires politiques au Bénin », Editions Karthala, ” Recherches internationales ”, 2003, 496 pages. ISBN : 9782845863965. DOI : 10.3917/kart.undef.2003.03. URL : https://www-cairn-info.ezproxy.univparis1.fr/la-democratie-a-pas-de-cameleon–9782845863965.htm

BRISSET-FOUCAULT Florence, ” Journalisme et critique du pouvoir en Afrique ”, Revue Projet, 2016/2 (N◦ 351), p. 66-72. DOI: 10.3917/pro.351.0066.

 URL: https://www-cairn info.ezproxy.univ-paris1.fr/revue-projet-2016-2-page-66.htm

CAPITANT Sylvie, « La radio en Afrique de l'Ouest, un « média carrefour » sousestimé ? L'exemple du Burkina Faso », Réseaux 2008/4 (n° 150), p. 189-217. DOI 10.3917/res.150.0189.

ENGLUND Harri, « Gogo Breeze Zambia's Radio Elder and the voice of free speech », the university of Chicago Press, 2018

FRERE Marie-Soleil, « Presse et démocratie en Afrique francophone : les mots et les maux de la transition au Bénin et au Niger », Ed Karthala, 2000, 540pages.

HALAOUI Nazam, Langues et systèmes éducatifs dans les Etats francophones d'Afrique subsaharienne, un état des lieux, Editions autrement, 2005, France, 282 pages.

HALL Stuart, « Codage/décodage », Réseaux, 1994/6 (n◦ 68), p. 27-39. URL : https://wwwcairn-info.ezproxy.univ-paris1.fr/revue-reseaux1-1994-6-page-27.htm

LAGROYE Jacques, « Le processus de politisation dans Jacques Lagroye » in la politisation revue socio-historiques, Editions Belin, 2003, Chap 15, pages 359 à 372.

SCHULZ Dorothea : « Dis/embodying authority: female radio ”preachers” and the ambivalences of mass-mediated speech » in International Journal of Middle East Studies, Vol. 44, No. 1 (February 2012), pages 23-43.

THIONG'O Ngugi wa, « Décoloniser l'esprit », La fabrique éditions, Paris, 1986, 162 pages.

 

 


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